Après avoir fait profil bas pendant la crise sanitaire, la Sécurité sociale prévoit de franchir une nouvelle étape pour sanctionner les professionnels de santé libéraux dans le cadre de la lutte contre les fraudes à l'horizon 2024. Cette démarche s’inscrirait dans la préparation du Projet de loi de finance de la Sécurité sociale pour 2024 (PLFSS) et porterait sur la suspension de l’aide à la prise en charge des cotisations des professionnels de santé libéraux accusés de fraude.
Le train de mesures répressives qui s’accumulent à l’encontre des professionnels de santé libéraux trouve son origine dans le rapport d’enquête de la Cour des comptes, commandé par la commission des affaires sociales du Sénat et rendu public le 17 septembre 2020.
Pour sanctionner plus efficacement les fraudes sur le plan financier, la Cour recommandait en effet trois mesures fortes :
- Constater les indus liés à des fraudes sur la totalité de la période de cinq années précédant leur prescription d’ordre public, et non plus uniquement sur une partie de celle-ci (ministère chargé de la sécurité sociale, CNAF et CNAM).
- Prendre les textes réglementaires d’application de l’article L. 162-15-1 du Code de la sécurité sociale (déconventionnement en urgence d’un professionnel de santé) et de l’article L. 162-1-14-2 du Code de la sécurité sociale (extrapolation des indus mis en recouvrement en cas de fraude à partir des résultats de contrôles opérés sur des échantillons) et étendre le champ d’application de ce dernier aux actes médicaux et paramédicaux et aux séjours tarifés par les établissements de santé (ministère chargé de la sécurité sociale).
- Instaurer un déconventionnement d’office, d’une durée variable en fonction de la gravité des faits, des professionnels de santé sanctionnés à deux reprises par la voie pénale ou administrative au titre de fraudes qualifiées et ayant épuisé leurs voies de recours (ministère chargé de la sécurité sociale).
La loi de financement de la sécurité sociale 2023 a déjà officialisé une partie de ces recommandations. Dans son feuilleton consacré à l’examen du PLFSS 2023, le blog d’information Quantum Santé, vous avait proposé un panorama des mesures retenues par l'exécutif au terme de la navette parlementaire, notamment celle qui permet désormais à l’assurance maladie de calculer des indus par extrapolation à l’ensemble de l’activité d’un professionnel.
Les CPAM ne pouvaient jusqu’en 2022 ne réclamer que la part du préjudice subi en cas d’erreur de facturation ou de fraude correspondant exactement aux factures contrôlées. À compter de 2023, lorsque l’inobservation des règles de tarification est révélée par l’analyse d’un nombre limité de factures, votre caisse pourra fixer forfaitairement le montant de la récupération d’indus, par extrapolation à tout ou partie de votre activité.
Une autre mesure visant à accroître les sanctions financières avait été intégrée au PLFSS 2023 pour permettre de majorer des pénalités financières (jusqu’à 300% du préjudice subi voire 400% en cas de fraude en bande organisée) en cas de pratiques frauduleuses.
Une nouvelle escalade de contrôle administratif de l’activité et de sanction des soignants serait cette fois à l’ordre du jour pour la préparation du PLFSS 2024. Au lendemain de l’annonce par le Président de la République de son plan anti-fraudes fiscales et sociales, un dispositif concocté spécialement pour les soignants libéraux, prévoirait selon nos sources « la suspension automatique de la participation de l’Assurance Maladie à la prise en charge des cotisations des praticiens et auxiliaires médicaux en cas de fraude détectée et avérée ».
Les organisations syndicales se mobilisent contre le projet du gouvernement
Les réactions des organisations syndicales et pluriprofessionnelles ne se sont pas faites attendre, à commencer par l’UNPS qui précise dans un communiqué du 19 avril « Cette sanction viendrait s'ajouter aux six sanctions déjà existantes que sont la plainte pénale, le recouvrement de l'indu, les pénalités financières, la plainte devant la Section des assurances sociales du Conseil de l'Ordre, la plainte devant la Chambre disciplinaire du Conseil de l'Ordre et la procédure conventionnelle ». Les membres de l'UNPS appellent la Direction de la Sécurité Sociale à revoir sans attendre sa copie, considérant que « Ce n'est […] pas le moment de jeter le discrédit sur le monde de la santé… ».
Dans un communiqué commun, la FMF, Avenir Spé/Le Bloc, l’UFML ainsi que Convergences infirmières et plusieurs organisations de paramédicaux dont le Syndicat de kinésithérapeutes Alizé et l’Alliance Nationale des Pédicures Podologues dénoncent « Ce concours Lépine de la traque des professionnels de santé libéraux (qui) instaure une véritable justice d’exception à notre endroit. Ce texte, qui arrive dans un contexte de perte de sens observé auprès des professionnels de santé, vient porter une nouvelle estocade à des professionnels qui sont de plus en plus nombreux à renoncer à exercer leur profession ».
Selon John Pinte, président du SNIIL, interviewé pour un article d’Actusoins du 14 avril relatif à l’extrapolation des indus « la CNAM a assuré qu'elle n'appliquerait pas ces nouvelles règles aux professionnels de santé libéraux mais ciblerait plutôt les structures comme les centres de santé ou les services de HAD, mais on n'a aucune garantie ». Un avis rassurant que ne semble pas partager Daniel Guillerm, président de la FNI qui précise dans le même article « on risque de se retrouver avec des indus phénoménaux ».
Un climat délétère favorisant la résurgence des coordinations dans l'espace propre au syndicalisme
L’apparition des coordinations dans les milieux étudiants au lendemain de mai 1968 est devenue un élément constant du répertoire d'action collective. Dans les années 1980 elles se sont étendues aux secteurs salariés des postiers, chemineaux mais également des infirmières avec le fameux mouvement « Ni bonnes, ni nonnes, ni connes ».
D'une décennie à l'autre, à la faveur du jeu de la mémoire « la contestation conserve son propre souvenir, et le résultat d'une lutte joue sur le caractère de la suivante » observait Charles TILLY, chercheur en sciences sociales dans son concept du répertoire de l'action collective (1984). Le durcissement des sanctions financières prises à l’encontre des professionnels de santé semble bien nourrir un terreau propice à l’émergence de nouveaux mouvements contestataires, remettant en cause les normes syndicales traditionnelles.
C’est le cas, par exemple, avec l’émergence de l’association Médecins pour demain, mouvement qui est né en septembre 2022, avec à l’origine, un groupe Facebook initié par Christelle Audigier. Dans sa lettre adressée le 17 avril au Chargé de mission de lutte contre la fraude à la Direction de la Sécurité Sociale l’association pointe deux questions de droit relatives au projet de sanction par « suspension automatique » de la prise en charge par l’Assurance maladie en cas de fraudes dès qu’elles auraient été « détectées » :- Comment l’Assurance Maladie s’arrogerait le droit de juger du caractère frauduleux d’une anomalie « détectée » ?
- Comment la sanction liée à un délit pourrait s’appliquer avant même que ce délit ait été qualifié judiciairement ?
C’est encore le cas avec le collectif « Infirmiers libéraux en colère » qui a pris naissance sur les réseaux sociaux après la diffusion de l'émission Cash investigation qui montrait les infirmières libérales comme les championnes de la fraude à la sécurité sociale. La LFSS 2023 adoptée sans débat via la procédure du 49.3 avait cristallisé la colère des infirmiers libéraux à l’origine de la constitution du collectif.
Article rédigé par Philippe Tisserand
One Another Consulting