L’Agence du Numérique en Santé (ANS) s’est fixée comme objectif d’accompagner les professionnels de santé dans l’équipement de logiciels sécurisés, porteurs de services à valeur ajoutée afin qu'ils partagent, en toute sécurité, leurs données de santé et alimentent le Dossier Médical Partagé (DMP) des usagers-patients, cœur de Mon espace santé. Jean-Pierre ISSARTEL, vice-président de la Fédération des Editeurs d’Informatique Médicale et Paramédicale (FEIMA), répond aux questions de Philippe Tisserand pour le blog d’information Quantum Santé :
Dans le cadre de l’ouverture de nouveaux couloirs pour les chirurgiens-dentistes, sages-femmes et paramédicaux en janvier 2023, l’ANS a ouvert des réunions de travail tripartites (éditeurs de logiciels-auxiliaires médicaux-état) pour définir les fonctionnalités nécessaires aux logiciels de gestion des cabinets de ces professionnels de santé libéraux leur permettant d’alimenter et consulter le DMP de Mon Espace Santé, et d’utiliser les services socles de la feuille de route du numérique en santé Ségur.
Ph.T : Quel est le calendrier de ces travaux ? Sur quels textes réglementaires et/ou conventionnels vont-ils déboucher ? À quelle échéance la possibilité pour les professionnels concernés d’alimenter le DMP deviendra réalité ?
Les choses se précisent désormais avec 3 grandes étapes à retenir pour le couloir paramédical, qui réalise la vague 1 et 2 du Ségur dans le même temps. En 2023, se dérouleront les travaux sur l’élaboration des cahiers des charges, la publication des arrêtés officiels étant prévue en fin d’année. En 2024, les travaux porteront sur le gros chantier de labellisation « Ségur » des logiciels des éditeurs. Le déploiement massif par les éditeurs de ces mises à jour auprès des professionnels de santé concernés est prévu pour 2025. Des ajustements de plannings sont encore possibles à la marge, car les discussions entre les éditeurs et la Direction du Numérique en Santé (DNS), désormais directement rattachée au ministère de la santé, ne sont pas à ce stade finalisées. Des points sensibles restent à traiter, notamment ceux portant sur l’ordonnance numérique et le volet sécuritaire. En parallèle, d’âpres discussions ont encore lieu actuellement entre les éditeurs de la vague 1 (pharmaciens d’officines et médecins de ville) sur des sujets techniques. L’expérience historique acquise au cours des travaux de la vague 1 est un élément facilitateur pour la vague 2, l’objectif étant que grâce au digital, l’ensemble des professions puissent partager en toute sécurité les données de santé, pour le bien du patient… Et qu’avec l’apport du digital elles puissent travailler de façon coordonnée. C’est l’objectif du Ségur !
Ph.T : L’intérêt du partage sécurisé des données de santé produites par les auxiliaires médicaux dans le DMP semble évident. Par contre, cette évolution risque d’être perçu comme une charge de travail supplémentaire. Quels arguments mettriez-vous en avant pour convaincre les plus réfractaires ?
Effectivement, c’est un point essentiel, car actuellement nous sommes en réalité seulement dans la phase du « Ségur technique », mais qui doit impérativement se poursuivre par la phase attendue du « Ségur d’usage » par tous et par le patient en premier lieu. En ce sens, des négociations conventionnelles auront aussi sans doute lieu en parallèle entre la CNAM et les syndicats des professions concernées afin d’inscrire dans chacune des conventions des mesures pour les inciter, les aider et les stimuler à utiliser les services du Ségur implémentés dans leurs logiciels. On peut imaginer par exemple, une refonte des items du forfait d’aide à la modernisation et informatisation du cabinet professionnel (FAMI), conduisant à une revalorisation prenant en compte l’accompagnement de cette évolution de pratique, ce serait un excellent levier. Sans un effort budgétaire vertueux de la CNAM, le risque serait grand de voir un parc informatique certes techniquement mis à jour pour répondre aux exigences du Ségur, mais dont les professionnels ne se serviraient pas, au grand dam des patients et des comptes publics !
Concernant les réfractaires, ce sont néanmoins tous des professionnels engagés au service de leurs patients. Nul doute qu’en trouvant dans le DMP des éléments utiles, voire indispensables à la meilleure prise en charge coordonnée de leurs patients, ils l’enrichiront à leur tour par les données de santé qu’ils produisent. L’effet induit du numérique partagé interopérable sera certainement l’élément le plus facilitateur de la coopération interprofessionnelle que tout le monde appelle de ses vœux, en rendant possible un exercice coordonné en pratique quotidienne, sans obligatoirement avoir besoin de véhicules juridiques. Pouvoir coopérer et travailler de façon coordonnée quelle que soit la forme juridique d’exercice qu’on a choisie est certainement l’argument le plus pertinent pour convaincre les plus réticents.
Ph.T : La plupart des conventions nationales ont mis en œuvre des bilans de prise en charge (bilan diagnostic kinésithérapique, bilan de soins infirmiers, orthophonique…). Un partage automatisé de la synthèse de ces bilans dans le DMP est-il prévu ? Quid du partage d’autres données de santé ?
Certains documents créés par les professionnels de santé seront obligatoirement partagés en intégration automatisée et d’autres intégrables « manuellement », en relation avec les cahiers des charges et discussions en cours justement. À noter que les organisations professionnelles paramédicales, ont très bien travaillé dans les ateliers Ségur, qui se sont déroulés au 1er semestre, avec l’identification des pratiques actuelles, des difficultés aussi. Ainsi deux listes de documents ont été identifiées pour chaque profession : les documents utiles en lecture provenant d’autres professions, et les données que le professionnel en fonction de sa spécialité pourra partager avec d’autres professions pour mieux soigner leurs patients. Cette étape était cruciale, elle fut un succès. On peut désormais imaginer des approches pratiques d’usage, comme avec le bilan d’observance partagé entre infirmier, pharmacien et médecin. L’usage du numérique en matière de sécurisation du circuit du médicament ouvre le champ des possibles sur la réduction du risque iatrogénique et du mésusage médicamenteux qui coûte plus de 10 Mds d’€ et de nombreuses hospitalisations et décès évitables. L’usage partagé du document de suivi des plaies devrait lui aussi apporter un progrès pour de nombreux patients, et bien d’autres solutions émergentes au gré de l’intelligence collective, grâce au numérique en santé porté par le Ségur.
Ph.T : Les infirmiers libéraux (IDEL) présentent la singularité de dispenser plus de 95% de soins à domicile. La question de leur mobilité est-elle à ce stade prise en compte ? Pourront-ils par exemple alimenter le DMP en temps réel lorsqu’ils vaccinent un patient à domicile ? Cette contrainte spécifique ne risque-t-elle pas d’engendrer pour eux des surcoûts ?
La question de la mobilité et de la couverture numérique du territoire attenante sont bien identifiés depuis le début. La FEIMA le rappelle régulièrement et la DNS l’a entendu. Aujourd’hui, les outils de mobilités (tablette et surtout smartphone) sont généralisés auprès des IDEL, qui sont les professionnels les plus mobiles. Cela sert aussi de modèles pour d’autres professionnels, moins mobiles, mais ayant des usages et des contraintes similaires (autres paramédicaux, médecins). Des solutions existent, certaines sont en fin de vie (TLA) et d’autres sont en construction pour justement permettre un usage rapide et facile des fonctions « Ségur » à domicile : accès et alimentation du DMP dans un cadre sécurisé, usage MSS et partage interprofessionnel facturation. Une offre diverse existe déjà et chaque professionnel pourra choisir en selon ses besoins. Pour mémoire, dans le cadre réglementaire Ségur, l’implémentation des fonctions Ségur et donc la mise à jour des logiciels des IDEL devront se faire à coût 0€.
Ph.T : En quoi le numérique en santé serait-il un élément clef favorisant les coopérations interprofessionnelles tant attendues par les patients sur le terrain ?
L’interprofessionnalité, la coopération, le partage de données de santé, voire la délégation de compétences sont des sujets largement discutés au regard de l’historique français médicalo-hospitalo centré et le travail en silos cloisonnés de nombreux professionnels de santé. Le tout générant des complexités évidentes de terrain au détriment du patient. Le Ségur est une formidable opportunité de rebattre sainement les cartes et de s’emparer du digital collectivement en associant professionnels et patients.
Qu’on l’appelle désormais numérique en santé ou e-santé, ce nouveau secteur économique porte en son sein d’immenses gisements d’innovations certes techniques, mais aussi organisationnelles et permet d’embarquer le patient vers la prise en charge de sa santé en confiance avec ses soignants, tout en faisant avancer le concept d’éducation thérapeutique cher à tous.
L’apport du numérique en santé sur le plan organisationnel sera sans nul doute un élément clef qui permettra de sortir des crispations engendrées par les différents débats relatifs aux contours des métiers, à l’accès direct, aux pratiques avancées auxquels les Français assistent. À cela s’ajoute la complexité de l’organisation du système de santé avec toujours de nouvelles strates, aussi illisibles les unes que les autres pour l’usager. Se soigner suppose pour les patients de devoir recourir à de multiples professionnels qui ne travaillent pas forcément dans une même structure avec un même système informatique. Pour pouvoir bien soigner, sans reporter sur les patients ou leur famille de charge mentale liée au manque de coordination, il faut néanmoins que ces professionnels produisent des données de santé, que ces données soient structurées et partagées.
Tout l’intérêt du chantier en cours est précisément de permettre à ces professionnels, quel que soit leur mode d’exercice, de partager simplement et en toute sécurité les données de santé indispensables à une prise en charge coordonnée.
Propos recueillis par Philippe Tisserand
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